Il y a 51 ans exactement, le 27 mars 1969 à 14h25, le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau annonçait l’expropriation de 97 000 acres dans la région de l’actuelle Mirabel pour construire un aéroport – une mégastructure qui n’a finalement jamais été développée comme prévu et est aujourd’hui détruite. Pour favoriser la réconciliation de la collectivité avec son passé et son présent, les exproprié.e.s et descendant.e.s d’expropriés.e.s ont souhaité s’exprimer publiquement sur les conséquences de cette expropriation.
Organisé à l’initiative du Comité de commémoration du 50e de l’expropriation de Mirabel et du Centre de services de justice réparatrice (CSJR), le Cercle de parole de Mirabel s’est tenu le 29 février 2020 à la Maison Jean-Paul-Raymond de Sainte-Scholastique.
Le Cercle s’inspirait de la démarche et des valeurs fondamentales de la justice réparatrice, notamment l’instauration d’un cadre sûr permettant la libération de la parole et l’écoute mutuelle dans un climat de respect, d’acceptation et de bienveillance. Il a regroupé huit participants qui ont témoigné de leur réalité d’exproprié.e ou descendant.e d’exproprié.e.s, en présence d’une quarantaine de membres de la communauté venus entendre leurs témoignages.
Animé par Catherine Ego, animatrice Guérison des mémoires (CSJR) et médiatrice accréditée (IMAQ), et Mathieu Lavigne, agent de sensibilisation du CSJR et lui-même petit-fils d’expropriée, ce Cercle visait à :
- Procurer un apaisement aux personnes qui témoignent dans le Cercle;
- Restaurer les liens d’appartenance à la collectivité déstructurés par l’expropriation de 1969 et ses suites;
- Transmettre la mémoire de l’événement aux générations actuelles et futures.
Le Cercle du samedi 29 février 2020
Quelques jours avant la tenue de l’événement, une rencontre préparatoire a permis aux participants d’exprimer leurs espoirs et leurs craintes par rapport à la rencontre du 29 février et de mieux cibler leurs témoignages afin de mettre toutes les chances de leur côté pour exprimer les réalités qui leur tenaient le plus à cœur dans les dix minutes lui leur seraient imparties.
Le jour du Cercle, après un rappel des grandes lignes du processus et des rôles respectifs des témoins et des membres de la collectivité assistant à la rencontre, les animateurs ont donné la parole aux huit participant.e.s – cinq étaient enfants ou adolescents au moment de l’expropriation; trois étaient adultes et déjà engagés dans leur vie professionnelle.
Les uns et les autres ont vécu l’expropriation de manières très diverses, notamment en fonction de leur âge au moment des événements. Néanmoins, tous témoignent de la brutalité de l’expropriation à l’époque et de la déstructuration de leur quotidien, de leurs perspectives d’avenir et de leurs liens dans la collectivité, parfois même dans leur propre famille.
Plus particulièrement, les participants qui étaient enfants ou adolescents en 1969 ont souligné le désarroi et la peur qu’ils ont ressentis en voyant les adultes de leur entourage brusquement déstabilisés par un événement incompréhensible pour eux, en tant qu’enfants – mais aussi, dans une large mesure, pour leurs parents et grands-parents. Ils ont insisté sur le mutisme soudain de leurs parents et sur leur « double absence » : absence souvent physique, les adultes étant sollicités en permanence par les réunions d’information, la mobilisation, les négociations avec les autorités fédérales et la réorganisation de leur vie après l’expropriation; et absence psychologique et affective, les parents expropriés, dépassés par les événements, peinant parfois à maintenir la normalité du quotidien familial. L’un de ces descendants d’expropriés se souvient avoir vu des arpenteurs scier la boîte aux lettres de la maison familiale et abattre des érables sans sommation pour mesurer le terrain. Une autre signale le silence qui s’est brusquement abattu sur sa famille et tout son entourage. D’une rentrée scolaire à l’autre, les enfants perdaient leurs camarades de classe partis vivre ailleurs. À plus long terme, les dissensions causées par l’expropriation ont profondément endommagé les dynamiques communautaires et familiales. Plusieurs ont évoqué leurs souvenirs de l’annonce de l’expropriation, le 27 mars 1969. Certains se rappellent distinctement le pillage des récoltes et des résidences expropriées, l’odeur des maisons ancestrales brûlées, les chemins barricadés et les manifestations ayant perturbé leur vie d’enfant ou d’adolescent.
Les expropriés qui étaient adultes en 1969 soulignent de leur côté leur sentiment d’injustice et d’impuissance quand ils ont constaté l’étendue considérable des terres expropriées ainsi que le caractère implacable et soudain de l’expropriation. Du jour au lendemain, ils se sont retrouvés démunis face à un puissant mécanisme qui les acculait à céder leurs terres sans avoir pu s’organiser, se défaire de leurs biens dans des conditions acceptables, envisager de se reloger et repenser leur avenir. Par exemple, allaient-ils rester agriculteurs? Dans ce cas, où pouvaient-ils s’établir? Quelles terres acheter? Où allaient-ils vivre? Une participante a expliqué avec émotion que son mari, sur la foi de déclarations d’un représentant du gouvernement fédéral lui ayant assuré qu’il pourrait rester sur ses terres pendant plusieurs années encore, avait acquis de la machinerie coûteuse pour apprendre quelques jours plus tard qu’il devait partir sans tarder. Un autre a souligné que les négociateurs du gouvernement montaient les voisins les uns contre les autres pour obtenir les terres et les maisons au meilleur prix, détruisant ainsi en quelques semaines ou mois des liens intracommunautaires anciens parfois de plusieurs générations. Certains ont réussi à rester en agriculture en achetant d’autres terres hors du territoire exproprié, mais ils ont dû les payer très cher, car les prix ont soudainement augmenté en raison de la rareté causée par l’afflux soudain des agriculteurs expropriés; il s’agissait par ailleurs de terres pierreuses d’une qualité bien inférieure à celle des terres noires particulièrement fertiles de l’actuelle Mirabel. L’expropriation a causé dans la collectivité une détresse telle qu’elle a entraîné plusieurs dépressions et d’innombrables dislocations familiales.
Après les huit témoignages, les membres de la collectivité ont été invités à dire quelques mots d’encouragement et de bienveillance aux participant.e.s puis, s’ils le souhaitaient, à partager rapidement leur propre vécu de l’expropriation. Toutes les personnes présentes ont ensuite été conviées à discuter autour d’un café.
Les suites
Dans la semaine qui a suivi, les participant.e.s ont tous et toutes été invités à s’exprimer sur le Cercle et sur ses suites. Il ressort de ces entretiens individuels que cette rencontre a permis une libération très positive de la parole : certains participants avaient attendu 50 ans pour exprimer les conséquences personnelles que l’expropriation avaient eues sur eux, en marge de ses conséquences matérielles.
Le Cercle a aussi permis de renouer dans certaines familles un dialogue intergénérationnel ou intrafratrie interrompu depuis plusieurs décennies, l’expropriation ayant laissé chez les uns et les autres des souvenirs trop douloureux.
Enfin, le Cercle a permis de briser le silence qui s’était abattu sur les villages concernés au moment de l’expropriation. Il a aidé les participant.e.s à se décharger d’un lourd fardeau et à amorcer un retissage du dialogue et des relations de solidarité dans la collectivité.
Il va de soi qu’un événement unique ne peut pas résoudre en quelques heures des blessures restées vives depuis une cinquantaine d’années. D’après les commentaires reçus, le Cercle de Mirabel a néanmoins apporté aux participant.e.s un soulagement ainsi qu’un certain nombre d’outils d’expression de soi et de libération de la parole qui leur seront utiles pour la suite des choses.
Certains participants nous ont indiqué qu’ils souhaitaient une suite au Cercle, peut-être des discussions de suivi en groupe. De telles rencontres ne faisaient pas partie du mandat du CSJR dans le cas présent, mais nous n’écartons pas la possibilité de proposer une certaine forme de suivi au groupe. D’ici là, les participants ont été invités à poursuivre la discussion entre eux, maintenant que le Cercle en a tracé la voie. Par ailleurs, les participant.e.s qui le souhaitaient ont été mis en contact avec d’autres ressources et services pouvant leur être utiles pour leur cheminement futur.
Le CSJR tient à remercier Catherine Ego et Mathieu Lavigne pour leur formidable engagement bénévole dans l’organisation de ce Cercle de parole inédit.
Merci également à Sylvie d’Amours, députée de Mirabel, pour son soutien financier de 500$ qui a permis de payer certains frais.